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Te réfugier dans la route, à l’endroit précis où l’avenir devient possible.

 

Te réfugier dans ce nouveau quotidien que tu sais créer partout. Une humilité, dans laquelle ce que l’on sait peut être oublié demain. Tenter de ne pas oublier les évidences. Rien n'est acquis, tout est à construire encore chaque jour. Chaque pierre est une partie de l’édifice, et tout peut s’effondrer toujours, et continuer chaque jour à tailler la pierre, à construire quelque chose, quelque chose qui s’inscrit dans le temps et l’espace. Quelque chose qui est le temps et l’espace. Le mouvement.

 

S’en tenir à la respiration.

Construire une vie dans laquelle il est possible de respirer. Ne pas se laisser étouffer par les peurs, ne pas se laisser étouffer par le passé, la banque, la possibilité que tout s’effondre. S’installer quelque part. Savoir que c’est peut-être seulement pour un temps. Etre d’accord avec ce que l’on ne sait pas du lendemain. Etre d’accord pour les surprises, savoir qu’il y en aura de bonnes et de mauvaises. Avoir de la gratitude pour les bonnes, de plus en plus de gratitude à cause du temps qui passe, qui te rapproche des poètes lucides et rieurs. "It doesn't get better" comme disait l'autre. Et plus on avance, plus les morts s’additionnent. Et plus ton intuition rejoint ta raison, et ton expérience, et tu tiens

seulement à rester, dans le mouvement.

 

« It doesn’t get better ». Si Giono a raison et tu crois bien qu’il a raison, si Giono

a raison se réfugier dans la poésie. Faire de la place à la poésie chaque jour.

Avoir le temps et l’espace pour créer quelque chose. Chaque jour. C’est une lutte.

Un plaisir, une difficulté. Un impératif. Une victoire aussi parfois. Une force et une

faiblesse.

Travailler. Sans se regarder faire. Le faire. Accepter l'élan. Vain comme dans le

mot qui désigne dans ma langue maternelle les gens qui ont choisi d'écrire.

Travailler tous les jours. C'est un réflexe chaque jour, je n'ai aucun mérite à

avoir ce réflexe, celui qui consiste à mettre en oeuvre, à mettre en acte, une

pensée, une phrase ou une image; une scène, un tableau ou un dialogue.

Aucun mérite, je fais la chose qui encore une fois est un impératif, je me mets

en retard, je fais face à la surprise des autres si je dis la vérité : rien n'est considéré comme urgent dans ce monde, si on ne le fait pas pour quelqu'un d'autre. Pour quelqu'un d'autre et pour de l'argent. C'est leur seule raison valable. Pourtant sans doute fait-on ces choses là pour autre chose que nous-mêmes. Pour nous sortir un peu de nous-mêmes. L'étymologie de l'existence le dit. Ex-stare - jeté dehors. Mais on n'explique pas qu'on est en retard parce qu'on existe. Vous comprenez. Ils ne comprendraient pas. Ils diraient que c'est absurde. Ils me traiteraient de folle. Je mens parfois. Pour éviter des discussions absurdes seulement. Pour ne pas me trouver dans une situation qui demanderait de leur démontrer qu'ils ont non seulement perdu la raison, mais qu'ils ont perdu la vie. Je tiens à ma vie. Désormais je m'économise. 

Pina Bausch disait qu’il n’y avait que ça à faire. Travailler. Duras aussi je crois, à sa manière. Ce débat sur le travail. Cette grande question de la culpabilité mêlée à ce qu’il faudrait faire pour les autres. Cette immense blague selon laquelle il faudrait être "utile" à la "société". Un clou dans l'abus qui vient dire qu'on devrait bénir la chance, de pouvoir rentrer dans le rang. J'ai eu de la chance. J'ai eu des chances. Parmi elles il y a eu celle d'étudier, la philosophie surtout. Les pages sublimes, de l'inutilité de la philosophie, les pages de Heidegger, Deleuze, Gattari, les pages de Hadot aussi. Peut-on imaginer que l'inutile soit nécessaire ? L'utilité... Et si l'être n'a pas envie de devenir utile ? S'il lui suffit d'exister, ou pire, s'il refuse d'être un outil ? Et si la vie était inutile, si l'on était fou un peu, et qu'on se projetait dans cette possibilité si difficile à vivre, sans Dieu, sans paradis, puisque nous sommes nés après Nietzsche, après tout... Si on se risquait à penser que le paradis, c'était la terre ? 
Ce débat sur le travail. Comme si la torture n’existait pas en elle-même. Comme si la vie et la mort ne suffisaient pas, comme si les lois de la nature ne suffisaient pas. Non, il faut rajouter la folie du monde. Vivre dans la méta-dimension de la méta-torture. Que dire du travail ? L'étymologie dit tout. Elle dit torture. Alors pourriez-vous me laisser choisir ma torture, me l'imposer, pourriez-vous me laisser choisir ? 

 

Survivre.

S'il peut y avoir un "travail", précisément "personnel", c'est bien que le travail au départ est autre chose que l'argent. C'est bien que le travail ne rapporte rien d'autre que lui-même. Au départ. Le fait d'être fait, ou d'être en train de se faire. Est déjà quelque chose. D'existant. De rapportant peut-être aussi. En soi, à soi. Et s'il n'y a pas de dialogue, entre soi et soi, comment donc peut-il y en avoir avec l'autre. Les autres ?

 

Faire taire dans ta tête les débats des autres. Qui ne s'arrêtent pas, ont lieu en continu aux quatre coins du monde et sur des chaines télévisées qui n'ont pas besoin de dormir. Essayer de trouver la paix. Croire qu'à partir d'elle, il serait possible de prendre la parole. Véritablement. Construire un cadre qui permette de retrouver la paix tous les jours. Se donner rendez-vous avec elle. Avoir hâte de la retrouver. Donner des habitudes à un corps, des habitudes par lesquelles on imagine, fou, qu'on pourrait vivre de ce que l'on fait. 

De quoi s'agit-il dans mon travail personnel ? J'avoue que j'ai constaté que le corps revient. Le corps et l'ailleurs. Le corps, je suis dedans. Je l'éprouve. Comme tout le monde. Est-il possible de ne pas travailler sur le corps ? 
L'ailleurs, et bien l'ailleurs je le cherche souvent, je le trouve parfois par surprise, au coin de la rue. Il y a des moments gratuits dans cette vie. Qu'ils existent dans la solitude ou avec les autres, ces moments gratuits réconcilient un peu. C'est que la fatigue n'est pas de mise à chaque seconde. La gratuité, une beauté qu'on a parfois le geste fou de partager.

Que dit le travail personnel ? J'ai appris sur les bancs de l'école que celui ou celle qui l'effectue est mal placé pour en parler. Mon corps est d'accord avec ce point de vue. Ma tête aussi - qui en passant se trouve dans mon corps. Je suis dedans, comment en parler ?

J'ai parfois pensé bien sûr avant de faire des images. Mais j'ai tant pensé avant de faire des images, dans ma vie d'avant les images, tant pensé avant de faire ce que je faisais et pendant, que j'avoue, l'image a été autre chose que la pensée. L'image n'est pas de la pensée. Elle est un souffle. Une inspiration. Un besoin. Un naturel. Un prolongement de moi. J'ai pensé à certaines séries, comme celle que j'ai vue un jour dans ma tête avec les paroles d'une chanteuse, j'ai vu des mots qui disaient quelque chose et leur contraire, je les ai imaginés écrits sur un corps, comme des cicatrices invisibles ou un bordel impossible, celui du passé ou de l'avenir, et puis la chose a pris corps. Sur le sien, avec ses mots inscrits en calligraphie par une spécialiste, on peut aller loin, dans le désir et l'envie du beau. J'ai l'envie du mieux possible. Du mieux que je peux faire ici et maintenant avec une idée et les moyens du bord. Le plaisir fou de réaliser une vision ou une envie. Peut-il suffire à ce que la série existe aux yeux du monde, qui figurez-vous, me demande des mots sur tout ?

J'ai parfois pensé bien sûr avant de faire. J'ai plus souvent eu l'élan de faire, et je me suis réfugiée dans cet élan. Comme s'il était en lui porteur d'une vérité, d'un bien, d'un avenir. D'une identité qui était la mienne. L'élan devenait l'impératif et plus rien ne comptait tout à fait. Ni la honte ni la peur ni les difficultés face à la mise en oeuvre de l'élan.

J'avoue que la lorgnette par laquelle on voit le monde m'importe moins que la possibilité de le voir. Le gros de mon temps est dédié bien davantage à la possibilité de pouvoir en avoir encore demain, qu'à la volonté d'expliquer une réalité sur laquelle je me serais penchée car elle correspond à la réalité. J'avoue que la démarche a mis un temps fou pour s'autoriser à exister. Ce qui la différencie le plus du reste, du reste de ce que j'ai fait avant les images (la recherche, le journalisme), c'est précisément sa gratuité.

La photographie a toujours été là de bien des manières. Elle correspond à une possibilité de parler à tous, une possibilité par exemple qui diffère grandement d'un livre de philosophie ou de sciences politiques. J'avoue que j'avais envie de parler aux autres, mais par le biais d'autre chose qu'une étude destinée à une poignée d'universitaires. La photographie est bien des métiers, et c'est aussi cela que j'aime en elle. La possibilité d'être chef d'orchestre un jour, de mettre en scène des images vues dans ma tête, puis de devenir seulement observatrice le lendemain, projetée dans un univers imaginé par d'autres, sur un plateau de tournage ou au milieu d'une répétition pour un spectacle, une danse, n'être rien d'autre que nos yeux, s'effacer derrière la machine et n'exister qu'à travers le regard qu'on pose sur l'univers d'un autre, d'une autre. Puis le lendemain encore devenir un peu journaliste, un peu sociologue, un peu témoin au milieu d'une manifestation à tenter de capter le réel sans qu'il nous déborde. J'avoue que j'ai eu besoin d'une pause avec les mots, les mots qui pensent sans cesse, et qui sont toujours si lourds de leur histoire, de leur étymologie, de leurs langues. La photographie a été un retour au silence, et j'ai vu dans l'image quelque chose qui ressemblait au premier langage - les enfants dessinent avant de savoir lire et écrire. Ce chemin a été long, trop long pour mettre le concept avant la vie.

 

Si la photographie a été, pour moi, un retour au silence, elle est du même coup une chose sur laquelle je n'ai pas très envie de mettre des mots. Kant disait que la grammaire était trop petite pour certaines émotions. Aller vers la photographie, c'était aller vers l'expression. Purement artistique. Derrière ce mot d'art il n'y a dans ma bouche rien d'autre que l'émotion. Accepter de créer des choses, ce n'est pas s'imaginer qu'on fait des chefs d'oeuvre. C'est accepter le geste de l'enfance, la simplicité du temps passé avec soi-même, dans le prolongement du corps un peu magique, le prolongement par un crayon, un appareil, un pinceau.

Mon travail personnel part de choses qui me touchent et je voudrais que cette explication soit un argument suffisant. Je rêve, de vivre dans un monde où cet argument serait suffisant. Des moments ou des musiques, des phrases ou des bouts de vers, des endroits ou des gens. J'ai mis très longtemps avant de cesser de me cacher, derrière la nécessité - d'ailleurs complètement illusoire ! - d'un article de journal, d'une recherche universitaire, toujours commandé ou dirigé par d'autres. On crée parce que. Point. C'est parfois à mettre à la poubelle, souvent, et parfois on peut donner ces choses au regard de l'autre. Dans une humilité absolue, imaginer que l'autre y trouvera de la poésie ou une seconde de respiration. Trouver que cette éventualité fait plus de bien que de trouver une galerie. Etre ravie évidemment de trouver une galerie quand on en trouve une. Mais ce qui compte au départ, ce n'est pas qu'on nous regarde. On ne fait pas ça pour être regardé. Si l'on veut avoir une chance d'en vivre, mieux vaut que le travail ait la chance d'être regardé. Mais nous faisons à l'abri des regards, dans le silence et la tranquillité. Nous faisons dans la liberté. Dans la solitude où la timidité n'a plus lieu d'exister. Le geste de créer est enfantin. Exactement comme celui de partager. Ce qu'on a vu, ce qu'on a ressenti, ce qui a retenu en nous une seconde, même une seconde. Le temps est si précieux. Que peut-on donner de plus précieux que lui, qui s'arrêtera sans prévenir ?

Notre travail, c'est nous. Construire une vie dans laquelle il est possible de vivre. Avoir l'espace et le temps chaque jour. 
Un texte court et sérieux est écrit sur chaque série, un texte plus conventionnel. Mais ce qui compte le plus, n'est pas la convention. Ce qui compte, c'est de ne pas mentir. D'assumer ce qu'on fait tel qu'on le fait. Le prix est tel, à payer. Pourquoi donc vous raconter autre chose ? Alors quelle est cette vie que j'essaie de construire dans laquelle il y aurait assez de place pour les mots et les photos chaque jour, les tableaux parfois, les bijoux de plus en plus souvent ? De quelles traces parlent les photographies que j'ai décidé de montrer ?

 

Je me suis réfugiée dans les endroits où l'avenir m'a semblé possible. Etre d'accord quand la vie est belle. La prendre. Etre d'accord pour pleurer quand le corps en a besoin. Tenter de ne pas céder à la tentation de laisser se durcir quelque chose de souple, croire que cette souplesse est la vie, que la solidification menace comme la mort. Rester centrée. Ne pas risquer de remplir de l'espace et du temps en fuyant la peur d'avoir mal, tenter de ne pas se virer de soi-même. Trouver que la chose mérite d'être dite, trouver qu'il faut parler du beau et qu'il faut parler du mal. Garder des traces de ce qu'on a encore les moyens de créer dans la tristesse. Parce que c'est un miracle. Avoir eu parfois la mélancolie heureuse. En rire en grandissant, quand les morts s'additionnent, que les vrais emmerdements frappent. 

Se réfugier dans le mouvement. Survivre. Se réfugier dans le mouvement. Se rappeler sans cesse que la vie est le mouvement. S'accrocher à elle, à lui, incarner le mouvement, être d'accord avec le fait d'avoir un corps. Rester dans l'humilité et la gratuité. Le rêve aussi. Imaginer que ce qui nous a fait du bien un jour, pourra en faire autant à quelqu'un. Et avoir la folie de penser, que dire la vérité n'est pas forcément une erreur. Avoir la folie de penser qu'être soi-même peut payer, être capable d'en rire aussi, mais refuser d'imaginer que la stratégie serait mieux que la sincérité. Ce qu'on fait n'est pas grave. On a besoin de le faire. C'est tout. Pourquoi devoir écrire un argumentaire, sur le besoin de respirer ? Quel est ce monde dans lequel nous vivons, où il faut tout expliquer toujours, et pourquoi demander des mots à ceux qui ont choisi de donner des images ?  Pourquoi ne pas accepter plutôt que chacun verra derrière les images ce qu'il veut y voir ? Pourquoi ne pas accepter que les mots ne sont pas plus grands ou plus précis que les images, car derrière les mots nous 
mettons également, chacun, des réalités et des définitions différentes. Pourquoi ne pas accepter simplement que chacun est un monde, peu importe qu'il soit artiste ou spectateur, pourquoi ne pas accepter que les rôles sont interchangeables, mais que chacun est un monde toujours, de création, de compréhension, de regards ? Pourquoi ne pas faire confiance simplement à l'altérité ? Celle que l'on est pour l'autre, celle que l'autre est pour nous ? Et ne pas dire simplement, comme Whitman : "je suis moi-même, et j'ose espérer que c'est suffisant." N'est-ce pas là l'objet d'un travail précisément personnel ? Qu'il soit à nous ? Qu'il soit nôtre ? Pouvons-nous accepter qu'il est possible d'être nous-memes sans mots ? Dans le silence des images, qui je l'espère, se chargent de parler ?

  THE TRUTH

QUAND VOUS ME DEMANDEZ

D'EN FAIRE UNE AFFAIRE PERSONNELLE

#Blablablablalba

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