J’ai commencé à créer des bijoux lorsque j’étais étudiante, j’ai commencé
à fabriquer des bracelets et des colliers pour moi, puis des boucles, des
choses que j’avais envie de porter et que je ne trouvais pas dans le
commerce. J’ai commencé à créer des bijoux après quatre ou cinq ans
passés entre mes études et le journalisme, un temps fou à adorer ce que
je faisais et un temps fou à ne plus rien faire de mes mains, faute de ne
faire marcher que mon cerveau et mes jambes.
J’ai commencé à créer des bijoux pour le bijou et pour le temps passé
à le fabriquer, qui me faisait retrouver des sensations dont j’ignorais si
elles s’enracinaient dans l’enfance ou dans le vivant. L’enfance car les enfants n’arrêtent pas de créer, c’est bien connu, ils font des dessins et des choses en pâte à modeler, et des bijoux aussi, parfois. Le vivant car il me semblait que cette manufacture reliait mes mains à mon esprit, mon corps entier tendu vers le câble le fil la chaîne, mes yeux rivés aux perles et mes doigts tentant de retrouver une agilité dont j’ignorais si elle n’avait jamais été acquise, ou si elle avait été perdue. Perdue par le temps passé assise, à une table dans une salle de classe ou une rédaction, à la maison ou à la bibliothèque, au café à Paris ou au bout du monde, et il me semblait d’un coup, qu’étudier mille choses et faire un demi-métier n’avait été faire qu’une seule et même chose : et oublier le corps, oublier le faire même, oublier peut-être aussi d’où l’on vient, qui l’on est. Peut-être que c’est la philosophie qui me faisait penser ainsi, peut-être aussi que c’est simplement le fait de se demander ce qu’est l’humain, où il va et ce qu’il fait là, qui m’avait fait aller en philosophie.
Je crois que c’est durant mon année de maîtrise, que j’ai commencé, à enfiler des perles, le week-end dans le Marais. Soudain faire du shopping ressemblait à quelque chose d’utile : une condition nécessaire (mais pas suffisante) à la création d’une chose que j’avais en tête sans le savoir. Créer des bijoux, c’était retrouver l’imaginaire et l’immédiateté, une satisfaction d’avoir en face de soi un objet dont on ignorait l’existence quelques minutes auparavant et qui soudain devenait le prolongement de moi. La chose a peut-être aussi changé mon rapport aux choses, ces objets qui si souvent ne sont rien dans nos sociétés de surconsommation, compensant du rêve par la dépense, remplaçant la dépense physique par la compulsion organisée de l’achat… et je ne dirai rien sur la liberté et le style, la liberté de penser, de panser, la liberté de marché, de marcher, car ce n’est pas le sujet.
J’ai commencé à créer des bijoux pour l’objet et pour moi, pour le temps passé à le créer. Pour cette coïncidence inouïe de l’imaginaire et du faire, de l’envie et de la mise en oeuvre d’elle. J’ai fait des bijoux et j’ai retrouvé mon rapport au luxe, celui de l’enfant gâtée à qui l’on offrait des choses rares, faites à la main ou chinées loin. Au même moment je lisais Roger Pol-Droit, un petit livre de choses philosophiques dans lequel étaient inscrites des remarques délicieuses sur le bijou, le symbole, le cadeau. Au même moment je lisais Pierre Hadot, les plus belles pages du monde consacrées au luxe, dans un livre intitulé Exercices spirituels et philosophie antique. Je faisais des bijoux et je continuais d’étudier, et au même moment je me mettais à jardiner, à trouver mes mains dans la terre, à toucher les feuilles et parfois même à les enduire de lait. Je retournais la terre et je parlais aux fleurs, des scènes délirantes dans lesquelles j’avais l’impression nette de retrouver la vie, de ne pas même savoir que j'en avais perdu une partie. Je contemplais les balcons et bientôt le jardin que j’aurai créé sur un toit, je faisais des bijoux et j’étudiais, j’écrivais, j’interviewais et tout ça ensemble me paraissait avoir un sens, un sens plus que jamais.
J’ai retrouvé mon rapport à la chance, cette fortune grecque qui pour certains est le destin, j’ai retrouvé un rapport à la vie peut-être, et peut-être que très vite j’ai préféré le temps passé à fabriquer la chose, que le fait de pouvoir la porter.
Rapidement on me demande, les filles me demandent, d’où ils viennent. Certaines m’en achètent, d’autres en commandent. J’ai cessé de faire des bijoux comme une enfant s’arrête de jouer, rattrapée par le temps de l’âge et des obligations, j’ai rangé les grosses boites bleues et les pinces dans un placard, sans faire exprès je crois - c’est qu’il paraît que la France souffre d’un syndrome du surinvestissement. Je repense aux moments où j’ai abandonné sans faire attention, c’est vrai que je travaillais et que j’étais dans deux écoles à la fois, et parfois les grands ne se rappellent pas de ce qu’ils ont appris à l’école des enfants : dans l’emploi du temps de Gargantua, il y a un problème majeur - une absence de pause. J’ai rangé les grosses boites bleues emplies de perles et les pinces, j’ai toujours déménagé avec elles, jamais rien jeté du matériel, mais dix ans je crois que je n’ai plus fait de bijoux. J’ai fait des mots et des photos, et j’ignore si c’est ma faute ou celle du monde, ou si la responsabilité est collective.
Je refais des bijoux, pour moi et pour les autres, pour les pierres que je cherche et pour les couleurs que je trouve, pour les matières dans mes mains et le bijou dans le cou des autres; je refais des bijoux sans raison, parce qu’il faut faire quelque chose, et je ne peux rien faire d’autre, que des mots et des photos et des bijoux.